À la ligne

Le Dortoir : se construire en tant que jeune adulte

Source: La Pépinière
Publié par Fabien Imhof
Photos : © Cie Acrylique

Le texte de ce Dortoir, imaginé par Lucien Thévenoz, Matthieu Wenger et Evelyne Castellino, mêle les questionnements des jeunes artistes au roman de Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless. À travers les passages lus par la surveillante lors de ses rares moments de répit, les mots de Musil et le spectacle relatent l’éveil des consciences : celle de Törless, comme celles des jeunes qui dorment et vivent au sein du dortoir. L’internat fait partie d’un projet pilote visant l’égalité totale : mixité des dortoirs, même uniforme pour tout le monde (chemisier blanc, jupe noire et chaussettes blanches), cours communs… Aucune différence de genre n’est faite, et c’est une première ! Ce choix permet de confronter les pensées et opinions de ces jeunes adultes encore en construction, dans un lieu bien particulier qui mêle solitude et vie en communauté.

Le Dortoir : lieu propice au développement

Comme une chambre, le dortoir est un lieu intime. Pourtant, les occasions y sont rares de retrouver véritablement à l’écart. C’est donc face aux autres qu’il faut se construire, tenter d’entrer dans le moule, s’intégrer au groupe tout en affirmant sa personnalité. Ce qui peut aussi être source de complexes. Il en va ainsi de cet élève sans argent de poche au milieu de gens aisés, ou de cette jeune fille amoureuse parfois d’une fille, parfois d’un garçon ; il y a aussi ce fan de Shakespeare qui écrit tous les jours à ses parents, celle qui n’aime pas les soirées car elle s’y sent déjà « vieille » et en décalage…

Ce sont toutes ces personnalités et bien d’autres qui cohabitent dans ce dortoir et tentent de s’y développer, encadrés bien sûr par des adultes. On n’en apercevra que deux : la nouvelle surveillante, qui préconise la camaraderie et ne souhaite pas qu’on la prenne pour une figure d’autorité absolue, instaurant par-là un lien de confiance avec les élèves ; et Monique, dite Momo, la prof de gym un peu stéréotypée, mais avec un cœur gros comme ça, et surtout grande fan de Céline Dion !

Questionner le monde

Si les jeunes de ce Dortoir n’ont pas encore une expérience totale du monde qui les entoure, iels y sont pourtant confronté·e·s au quotidien et y réfléchissent, avec une fraîcheur et une spontanéité dont certain·e·s feraient bien de s’inspirer. Ainsi, l’internat dans lequel iels vivent agit comme un microcosme de la société ; les thématiques liées aux (in)égalités y sont nombreuses et les points de vue, intelligemment confrontés. Ainsi, il y a ce jeune traité de harceleur parce qu’il a mis mal à l’aise une de ses camarades, alors qu’il ne sait simplement pas comment s’y prendre. Ou encore l’effet de groupe qui entraîne des violences sur un autre adolescent qui n’a, a priori, rien fait pour le mériter… mais quand on apprend qu’il a volé de l’argent, la question prend soudain une autre tournure.

Et lorsque les filles s’ennuient parce que le salon de lecture est fermé pour cause de réunion de la direction – pourquoi ne pas le faire dans les bureaux, se demandent d’ailleurs tou·te·s ces jeunes ? – elles s’amusent à jouer aux relations mère-fille, montrant par là le décalage entre les générations. Sans jugement, la Bande J cherche avant tout à montrer les différents points de vue et ressentis de chacun·e, rappelant qu’une histoire peut prendre un tournant très différent selon la personne qui la raconte…

Une énergie folle

Si le fond est aussi percutant, c’est aussi parce que la forme qui l’enrobe est à la hauteur du propos. Rappelons ici que la Bande J est la troupe « Acrylique junior ». Comme chez les « grands », à l’image du puissant Un discours ! Un discours ! Un discours !, on mêle les arts : Valentin, Fiona, les deux Nora, Katia, Antoine, Téo, Alizé, Clémence, Cyriel et Mila chantent, dansent, jouent… Toutes et tous ont déjà une solide expérience de la scène et y développent toute leur verve et leur personnalité, pour transmettre toute l’énergie nécessaire à ce texte si riche.

Comme des enfants, iels jouent – au théâtre ou à des jeux – et prennent un plaisir fou, illustrant parfaitement cette période de transition dans laquelle iels vivent, entre innocence et conscience de l’hostilité du monde, entre envie de s’amuser et interrogations profondes. Le Dortoir, un spectacle à écouter les yeux grands ouverts !

Evelyne Castellino, les secousses du monde

LE TEMPS 
Article écrit par

Ce week-end, Genève célèbre son théâtre. Parmi la vingtaine de compagnies associées aux festivités, la Cie 100% Acrylique est sans doute la plus remuante. Portrait de sa fondatrice, qui a fait de l’expression libre sa passion.

L’énergie faite femme. A la voir galoper à la tête de ses créations et des cours qu’elle continue à donner, on se dit qu’Evelyne Castellino, la septantaine vigoureuse et volontaire, se souvient des dix années où elle a été cavalière. Car oui, la fondatrice de la Cie 100% Acrylique, troupe qui fait les beaux jours de la danse-théâtre à Genève depuis 1983, a d’abord connu les joies du cheval avant les frissons de la scène. De quoi galvaniser cette enfant aux origines italienne et allemande, qui a finalement choisi la danse comme manière «de questionner l’époque et de transmettre des valeurs aux plus jeunes» à travers les Ateliers Acrylique qu’elle a fondés en 1977. Metteuse en scène, pédagogue, mère et grand-mère, Evelyne Castellino est une planète qui rayonne et fédère.

«Elle a le sens de l’équipe. Elle sait réunir des artistes qui travaillent ensemble, sans compétition.» «C’est fou, au début des répétitions, ça part dans tous les sens et, à la fin, elle arrive à tirer une vraie ligne de fond.» «Elle a un instinct très sûr de ce qui fonctionne ou non sur un plateau, une formidable intuition!» A l’œuvre, ces jours, dans Un Discours! Un discours! Un discours!, spectacle qui croise paroles publiques et névroses privées à la Parfumerie, les comédiens-danseurs dressent un portrait très détaillé de leur metteuse en scène. C’est qu’Evelyne Castellino a le sens des fidélités. Antoine Courvoisier, Cléa Eden et Verena Lopes ont été ses élèves, adolescents, au sein des Ateliers, avant de rejoindre la Bande J, compagnie junior qui accueille les 17-25 ans. Pareil pour les plus âgés Christian Scheidt, Céline Goormaghtigh, Maud Faucherre et, bien sûr, le vidéaste Francesco Cesalli. Tous sont également des habitués. «C’est lié, je pense, à un besoin d’aller vite et loin, estime la cheffe de troupe. Je demande beaucoup à mes interprètes. Souvent, ils écrivent une partie du spectacle avec moi. Le fait de les connaître en amont m’épargne l’étape de la familiarisation.»

Source: Le Temps