La Cité des Secrets : la Bande J fait son cirque !
Source: La Pépinière
Publié par Magali Bossi
Photos : ©Pierre-André Fragnière
Approchez, mesdames et messieurs, dans un instant, ça va commencer ! Venez voir les comédiens, les musiciens, les magiciens… et venez découvrir un cirque pas comme les autres. Entrez, entrez ! La Bande J vous ouvre les portes de La Cité des Secrets…
En pénétrant dans la Parfumerie, on oublie aussitôt la pluie et le froid de ce mois de mai maussade : la scène se drape d’un immense rideau rouge, qui surplombe une piste aux étoiles éclairée de mille feux. Aucun doute, nous sommes au cirque ! Et un cirque à l’ancienne, si on en juge l’ambiance, qui n’aurait pas dépareillé dans une chanson d’Aznavour ! D’ailleurs, Alcide, le directeur (Luca Leone) nous accueille. Tantôt perdu dans ses pensées, tantôt s’adressant à nous avec enthousiasme, il réfléchit à son prochain spectacle dont il nous propose un aperçu en primeur… et c’est soudain un défilé de couleurs, d’enthousiasme et de costumes féériques qui s’élance sur la piste, sur fond de fanfare balkanique.
En coulisses : des secrets…
La Cité des Secrets raconte donc la vie d’un cirque – une vie de paillettes… mais pas seulement. Car derrière l’éclat des projecteurs, il y a des êtres avec des vécus, des parcours et des secrets innombrables. Le cirque d’Alcide est une vraie « cité des secrets » : un lieu où, d’où que l’on vienne et qui que l’on soit, on est accueilli sans poser de questions… pour peu qu’on donne le meilleur de soi-même sur la piste, bien sûr ! Peu à peu, le cirque prend une épaisseur inattendue : ce n’est plus seulement ce qu’on nous donne à voir, le plaisir des yeux (le numéro du magicien, celui de la lune et du soleil, la lecture dans les lignes de la main, ou les chansons et les danses…), c’est aussi ce qu’on nous murmure au creux de l’oreille – les secrets de celles et ceux qui vivent dans ce cirque. Il y a par exemple Camille (Nora Coeytaux), qui y a trouvé un refuge :
« Je me suis enfuie de la maison. De la maison qui n’était pas vraiment la maison. De la maison où j’ai été placée. Où il y avait des parents qui n’étaient pas vraiment les miens. Un papa qui ne jouait pas seulement son rôle de papa. Qui était toujours dans mon dos. Qui avait la tendresse pourrie. C’était une sale maison. Une sale maison entourée de neige blanche. Tellement blanche qu’on n’aurait jamais soupçonné qu’à l’intérieur de la maison tout puisse être aussi sale.»
Le cirque a aussi été la planche de salut de la fille-à-la-famille-d’artistes (Alizé Probst), celle qui n’a pas su trouver les mots pour aider ce père dont elle était si proche, enfant – ce père qui a tant changé suite à une dépression. Il y a les secrets du passé… et ceux qu’on se crée au sein de la troupe, qu’on essaie de cacher (avec plus ou moins de succès) à ses partenaires de scène. Parce qu’un cirque, par bien des côtés, ressemble à un petit microcosme où tout le monde finit par tout savoir sur les autres ! À commencer par le plus grand secret de tous : l’amour ! C’est le cas pour Mélissa, la femme-canon (Katia Ritz). Entre deux entraînements, elle se livre à ses partenaires qui la rattrapent lorsqu’elle s’élance à toute vitesse de son trampoline :
« Quand je suis avec Camille, évidemment, je ne lui offre qu’une face à peine lisible et silencieuse, mais à l’intérieur ça chante, enfin, je suis bien avec elle. Bon, n’allez pas bavarder sur le fait qu’elle me plaît, hein ? »
Secrets familiaux, amoureux, drôles, tragiques, inavoués, inavouables… ils sont plus nombreux que les paillettes des costumes.
Théâtre et adolescence : une mise en abyme…
Pourtant, la force de La Cité des Secrets ne tient pas uniquement dans ces vignettes de vie. Si la pièce est à retenir, c’est par la puissance de sa mise en abyme – car en choisissant de placer leur intrigue dans un cirque, au milieu des artistes, les quatre co-auteurs et autrice du texte (Lucien Thévenoz, Matthieu Wenger, Serge Martin et Évelyne Castellino) parlent davantage du monde de la scène, du théâtre et de l’art en général que de trajectoires personnelles. C’est sans doute le personnage du directeur Alcide qui met le mieux en évidence cette facette. Dans son long monologue initial, il décrit la relation intime qui se noue entre artistes et public, au-delà du quatrième mur que constitue la scène :
« Je disais que vous ne risquiez rien, enfin si vous risquez, car entrer dans un théâtre est toujours un risque. Passer une heure ou plus en compagnie de gens inconnus, être assis, être même parfois serrés contre des inconnus, c’est risqué, on peut tomber en amour avec sa voisine, son voisin, on croit que cela n’arrive qu’au cinéma, et non au théâtre aussi, il y a ce risque, cela peut aussi changer votre vision du monde, modifier la manière dont vous regardez les choses, entrez dans un théâtre est un acte de résistance. »
Un acte de résistance – celui de choisir d’être là, dans une salle avec de vrais acteurs, de vraies actrices… plutôt que devant un écran, chez soi. Il y a, dans les mots d’Alcide que Luca Leone incarne avec fougue, un rappel de ce pour quoi le monde culturel s’est battu ces derniers mois – ce pour quoi il se bat toujours. Assister à un spectacle d’art vivant, quel que soit cet art, est un acte qui rapproche les êtres, au-delà des générations et des différences… au-delà des secrets. Un acte qui permet, l’espace d’un temps défini, de partager l’existence d’inconnues et d’inconnus dont, soudain, on se sent infiniment proche. Une jolie leçon d’espoir et de résilience, pour cette pièce qui, comme tant d’autres, a été malmenée par la pandémie !
La mise en abyme proposée par La Cité des Secrets n’est pas seulement celle des arts vivants ; elle concerne aussi ce moment particulier qu’est l’adolescence, avec ses hauts et ses bas : à travers les secrets des unes et des autres (orientation sexuelle, enfance difficile, crise familiale…), c’est l’équilibre instable de la construction des individus qui est exploré. Cette proposition s’avère d’autant plus forte que la troupe de la Bande J est composée de jeunes de 17 à 20 ans – de jeunes, donc, en prise avec ces moments de construction ! Leur énergie, leur maturité de jeu, leur interdisciplinarité (ils et elles s’illustrent autant en théâtre qu’en danse et en chant) estomaquent : en tant que troupe, la Bande J forme un ensemble cohérent et uni… au sein duquel, néanmoins, personne ne perd son individualité. Dirigée par des professionnel·le·s pour la mise en scène (Évelyne Castellino, Matthieu Wenger) et les chorégraphies (Évelyne Castellino et Nathalie Jaggy), la troupe a déjà la flamme qui anime les artistes chevroné·e·s. On ne peut que saluer leurs mérites : celui de nous avoir fait rêver, le temps d’une virée au cirque… celui d’avoir tenu bon, dans cette période sanitaire troublée… celui, enfin, de vivre leur passion et d’y aller à fond. Valentin, Nora C., Nora D., Fiona, Mathilda, Luca, Alizé, Téo et Katia : merci et surtout, bravo !